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Les orteils au frais

(Source : C.Belin, Républicain Lorrain)

La tong est un objet d’histoire, un enjeu économique, un emblème social, le symbole d’une philosophie de vie. La petite sandale n’en demandait pas tant, elle qui a porté les pharaons comme les va-nu-pieds.

Article Web Les orteils au frais (Photo P. Riedinger)

Un groupe de randonneurs français dans la vallée du Rift, au Kenya. Ils font un crochet par les Gorges du Diable et, bien équipés et chaussés de godillots montants à « haute technologie de maintien et d’adhérence », s’élancent maladroitement à la conquête de la falaise. À ce moment, juste derrière eux, retentissent des rires et des gloussements. Une classe de collégiennes en goguette s’apprête à franchir le même obstacle, toutes vêtues d’un impeccable chemisier blanc, d’une jupe plissée bleu marine… Et portant des tongs. Une vision à faire avaler son bob à n’importe quel vendeur du rayon des chaussures de marche de n’importe quel magasin spécialisé.

Qu’elle se fabrique en peau de girafe, en cuir ou en matière végétale, la sandale deux-doigts (comme on l’appelle à la Réunion) porte l’humanité à travers les siècles et les continents. La musique des langues en témoigne. Tong vient de thong, qui signifie lanière : les Américains ont ainsi baptisé la petite chaussure qu’ils ont découverte lors de la guerre du Vietnam. Au Quebec il faut attendre la belle saison pour remettre ses gougounes, La Belgique fait chlip-chlip en slash, de l’autre côté de la Manche, il se trouve que le prince Charles himself déambule dans son palais en slip-slop (griffés La Martina, tout de même). L’Allemagne, elle, considère que la plus belle des flip-flop ne vaut pas la plus simple Birkenstock.

Si la tong est la chaussure la plus partagée au monde, elle est aussi peut-être la première de l’histoire des hommes. Pharaon Toutankhamon, sans doute un peu fashion victim sur les bords, a laissé à Howard Carter, découvreur de sa tombe en 1922, la joie d’en inventorier une bonne centaine. Faites d’or, de jonc, de papyrus ou de bois marqueté d’os et de nacres, ces sandales dépassaient exagérément des orteils du souverain, signe ostentatoire de sa puissance quasi divine. L’autre racine de la tong plonge, bien plus tard, dans les rizières nippones. La petite sandale est alors une planchette ou bien une semelle de paille tressée, munie d’une lanière pour y caler le pouce. Voilà pour le bas peuple. Les courtisanes de l’Empereur, elles, se juchent sur des modèles à semelles de bois, très chics portées avec un kimono.

Au même moment, la tong arpente la savane africaine, les forêts tropicales du sud-est asiatique ou les broussailles piquantes du Brésil. Développée dans l’Empire romain, la fabrication des tongs s’étend aux Indiens et aux Perses.

Chez nous, le nu-pieds débarque après la méduse (sandalette amphibie en plastique, fabriquée en Auvergne) et les espadrilles, ses grandes sœurs de camping et de plage. La France des années soixante-dix est alors prête à enfiler ce nouvel état d’esprit qui nécessite un déploiement décontracté des orteils. Elle devient le premier consommateur européen de tongs, et se fournit en masse auprès des Chinois et les Brésiliens.

Indémodable, la tong est à nouveau à la mode. Le phénomène s’est produit au moment où les grands couturiers se sont penchés sur cette petite chose souple, simple forme découpée dans une tranche de mousse ou de PVC. Ils y ont collé des paillettes, des talons, des fanfreluches précieuses et des bijoux, ont ajouté pour certains modèles un, puis deux, puis trois zéros à l’étiquette de prix. Les fabricants leur ont emboîté le pas et ont changé d’échelle. Ceux qui se partagent le marché ont fait chauffer les machines : à São Paulo le roi de la tong Havaïanas a chaussé huit de ses compatriotes sur dix et a, depuis peu, posé le pied en Europe.

Car la tong est devenue furieusement hype, tout en restant éminemment populaire. On doit d’ailleurs au Chat de Philippe Geluck cette célèbre définition : « La tong, c’est le string du pied ». C’est aussi l’accessoire le plus démocratique de la saison, position un peu trop politiquement correcte, qui ne pouvait donc qu’inspirer les humoristes et les loufoques. Érigée en symbole de la beauferie dans le film Camping, dans lequel un hymne lui est dédié, la tong a également inspiré des étudiants nantais. La deuxième Journée mondiale de la tong, qu’ils ont organisée au mois de juin dernier, a connu un franc succès à travers le monde. Une initiative relayée par un site internet farfelu (teletong.fr).

Que faire d’autre ? Sur les plages et dans les campings, les concours de lancer de tong se multiplient. Mais attention : le but du jeu n’est pas de balancer sa chaussure sur tel ou tel chef d’État. Le lancer de tongs est un sport qui se joue par équipe de deux. Les participants doivent lancer leur sandale (homologuée par le comité organisateur), avec le pied et le plus loin possible ; le coéquipier étant chargé de la rattraper au vol. Malgré les records enregistrés (Hourtin 2010, 34,24 mètres par vent de force 3-4, devant un millier de spectateurs), la discipline n’est pas encore agréée par le comité des Jeux olympiques. Qui s’en souciera certainement, dès qu’il aura deux minutes à perdre.